Psychanalyse du chat


1

Elle a encore le coeur mouillé. Elle sait qu’un jour, il sera sec. Elle sera nostalgique, comme toujours, mais elle sera moins brisée. Elle contrôlera. Sa douleur, le jet des souvenirs qui vrombit à l’intérieur sans crier gare. La frustration, l’envie de tout casser. Comment arrive-t-on à tout donner à quelqu’un capable de tout foutre en l’air en moins d’une minute ? Comment peut-on faire autant de mal à l’autre, qui aurait été prêt à tout, pourtant, par loyauté envers ses sentiments ? Comment peut-on, comment peut-on se tromper sur une personne au point de pleurer sans arrêt en pleine rue un jour de grisaille météorologique ne justifiant ni de près, ni de loin, le port de lunettes de soleil ? La haine la dévore jusqu’à perdre toute confiance en elle, jusqu’à se dénigrer. Jusqu’à se sentir comme la pire des merdes au milieu d’un monde de crevards amoureux qui se tiennent la main à longueur de journée. On finit par ne plus du tout se sentir identifié aux histoires d’amour. On finit par fuir en se disant, une fois de plus, que tout ceci n’est fondamentalement pas pour nous. 

Elle éprouvait une dose incalculable d’affection pour cet homme. Elle lui pardonnait tout, tout le temps, elle se pliait en quatre pour lui. Tous les mois, quand son petit salaire merdique tombait, son cerveau le divisait automatiquement par deux. Elle ne comptait même plus les factures, les courses, les sorties, les petits plaisirs qu’elle lui offrait généreusement. Il ne réclamait pas, il ne disait jamais rien. Cela lui semblait normal de l’aider, puisqu’il ne pouvait pas participer. Elle n’était pas riche mais elle travaillait et elle avait envie de construire quelque chose avec lui. Elle était si sûre qu’ils avaient des projets en commun, qu’ils partageaient le même amour et que cela les ferait parcourir un bout de chemin ensemble, malgré leurs différences. Elle pensait qu’il combattrait ses démons pour elle. Il le lui avait promis, tellement de fois à l’aube, quand il rentrait déchiré de sa vie nocturne à laquelle elle ne participait pas, faute de temps. Il lui avait promis qu’il allait changer en vomissant dans la salle de bain un matin qu’elle attendait de pouvoir se laver les dents avant d'aller au boulot. Toutes ces nuits pendant lesquelles elle s’était réveillée, naturellement, en cherchant le contact de l’être aimé endormi à ses côtés, avant de trouver sa place vide dans le lit. Ce n’était même pas la jalousie qui la rongeait, c’était l’inquiétude. Elle attrapait nerveusement son portable, mais il ne la prévenait jamais. Il était bien trop ivre pour pouvoir lui envoyer un message. Au fond, il n’était jamais vraiment là. Soit il buvait dehors, soit il dormait dans l’appartement. Leur relation se résumait à partager physiquement un foyer et à se croiser de temps en temps. Elle avait fini par conclure qu’ils ne devaient pas vraiment s’aimer. Les gens qui s’aiment doivent pouvoir vivre ensemble sans se détruire l’un et l’autre, c’est évident. 

Elle cherche sa main. Le contact de sa peau lui manque. Elle s’en veut tellement que son propre corps pense encore à lui qu’elle n’a plus envie d’être elle-même. Elle se sent prisonnière de cette histoire qui, un jour, ne sera plus qu’une longue aventure évanouie dans sa mémoire. Elle l’attend, ce jour. Elle l’attend de pied ferme, comme à chaque fois qu’elle réalise qu’elle s’est trompée.


2

La chaleur m’étouffe totalement. Je m’y soumets chaque fois que je daigne mettre un pied hors de chez moi, cocon sans clim mais confortable, me tenant à l’abri de la folle fourmilière qu’est cette immense ville. Nous sommes tous pris au piège, rien ne semble possible dans un tel bordel furieux où l’on essaye de voler dix pesos à qui que ce soit, dès que l’occasion se présente. Je hais les gens, toutes sortes de gens. Dans le bus, dans la rue, chez moi, chez le médecin, à l’université, tous les gens. Ce n’est pas un trait de ma personnalité : c’est une conséquence des excès de la canicule. Ma gorge se sert tandis que, l’œil hésitant, je sens l’étiquette dépasser de ma culotte et le serpent grandir sous ma peau. Se rendre à Punta del Este pendant l’été, saint Graal uruguayen des grandes vacances pour cette partie du globe, n’est réservé qu’à l’élite et à ses gosses, riches, rois des beaux quartiers où je ne vivrai jamais. Sur un plateau, on leur a servi la garantie d’un confortable avenir réalisable, tout comme le luxe de ne jamais craindre le futur plus que le présent. Sont-ils à peine conscients de la chance qu’ils ont eu en débarquant, à tout hasard, dans cette famille si aisée, propriétaire d’une belle maison entourée de palmiers, de points d’eau, de sécurité et de bonnes nouvelles ? J’aimerais en faire partie juste pour mieux survivre à l’été infini.

Je compare mentalement les aéroports où personne ne m’attendait avec ceux où quelqu’un était là pour moi, à ne rien faire d’autre que de m’attendre. Quelqu’un qui restera, parfois, ou quelqu’un qui sera entré puis sorti de ma vie aussi vite que l’on emprunte une bouche de métro. Tout comme “espérer”, “attendre” en espagnol se dit “esperar”. Espérer de ne pas avoir attendu pour rien. Espérer recevoir quelque chose en retour de la part d’une capitale encore si étrangère et ennuyeusement belle sous la pluie. 

Pourquoi autant de douleur au quotidien face à certains souvenirs ? C’est comme descendre un peu trop tard du bus et se prendre un arbre dans la gueule parce que ces brutes de chauffeurs démarrent avant que les portes du véhicule ne se ferment totalement. 


3

Froideur, distance, donner l’impression d’être plus pressé que les autres : voici les trois principales attitudes corporelles à adopter lorsqu’on foule le riche et civilisé sol européen, constamment sous la menace terroriste. 

Assise à l’une des tables d’une grande chaîne de coffee shop nord-américaine, elle regarde autour d’elle, curieuse et ébahie, le spectacle des nombreux passagers en transit transiter dans le grand terminal de Schiphol, Amsterdam. Depuis sa perspective, elle qui n’habite pas le continent, elle observe chaque individu faisant la queue au bar où l’on retire sa boisson chaude, élégant et moderne modèle de consommation fleurissant un peu partout en Europe depuis les années 2010. Les gens n’ont plus le temps de se faire servir à une table et se débrouillent eux-mêmes avec le produit, merci bien. Gênés, ennuyés, ils semblent tous prisonniers de leur corps, de leur jet lag, de leur situation d’aéroport dans laquelle ils se sont pourtant volontairement mis, soit pour le plaisir, soit pour le travail. Personne ici présent n’attend son double latte vanille en pleine fuite de crise nationale, ni politique, ni économique, ni sociale. Ils font quand même sacrément la gueule lorsqu’ils demandent à la serveuse, impatients mais un peu paniqués de râler devant les autres, combien de temps va-t-elle mettre à servir ce qu’ils ont acheté. Ce qui leur appartient, ce qui leur revient de droit. Personne ne se parle ou ne sourit mais tout le monde s’observe dans cet ordre impeccable au sein du fréquenté, spacieux, lumineux terminal de Schiphol. 

Il manque, se dit-elle, l’omniprésent brouhaha des gens heureux. Les discussions avec son voisin de table, les commentaires sur le dernier match de foot, les petites anecdotes banales du quotidien. Il manque le bordel des cultures qui, faute de savoir de quoi sera fait le lendemain, vivent dans l’instant présent et prennent le temps d’en parler comme si c’était quelque chose de très important. À l’argent, à la propreté, au neutre, au passe-partout, il manquait la personnalité. Le caractère. La fougue. La picardía

La sagesse de ce coffee shop de terminal devient désagréable. À croire que personne n’ait envie d’être là. Ni les femmes voilées, ni les grands Hollandais blancs, ni les serveuses issues de l’immigration africaine criant avec un accent Yankee le nom des cafés latinos qu’on leur a commandé. Elle quitte les lieux en pensant aux caféiculteurs des majestueuses montagnes tropicales, des contrées lointaines aux mille et une vipères, des profonds marécages où dansent les sorcières les nuits de pleine lune. Ces gens sourient certainement du soir au matin, se dit-elle. Pas comme les consommateurs du produit final, Iced caramel macchiato édulcoré, transitant à l’aéroport de Schiphol, Amsterdam.