Monologues de la dame dans le métro qui ne voulait pas se lever

1

L'univers m'avait envoyé trois signes, de trois significations différentes mais suffisamment forts et globalement encourageants pour m’autoriser à croire en un bon destin. Le premier signe avait disparu de ma poche et se trouvait dans un bar, le second était dans une tasse de café et le dernier dans le ciel. Le troisième, c’était les oiseaux.


2

J’y vois plus 

J’y vois flou dans Paris 

Je vois plus les toits sous les ailes des pigeons gris 

Je marche sur les ponts esseulée, l’âme en peine

Je me souviens, la cathédrale le soir était si belle 

On riait fort la semaine, on courrait sur la Seine 

Où sont les larmes des fontaines, les touristes de Saint-Michel ? 


Où sont les péniches, ces sournois bateaux mouches ? 

Où sont les stupides idées qui sortaient de ta bouche ? 

Où sont les adolescents à la bouteille sur les quais ? 

Tu ne viendras jamais me sauver d’ici, pas vrai ? 


Alors j’aime plus Paris, ça me donne des sueurs froides 

J’aime plus les passants et les dimanches promenades 


J’aime plus les passages piétons, les voitures, les klaxons 

J’aime plus m’emmerder dans le métro coincée entre des cons

J’aime plus les petites chinoises qui jouent au chat perché 

J’aime plus traîner dehors en trébuchant sur les pavés


J’aime plus le nom des rues et les cafés allongés 

Ni les garçons faisant semblant d’aimer leur métier 

J’aime plus aucun quartier, ni même celui de ma mère 

J’aime plus le coeur de cette ville aux mille mégots amers


J’aime plus l’heure glacée où les chauves-souris sortent 

Où personne ne sourit en marchant sur les feuilles mortes 

J’aime plus les arbres, ni dénudés, ni bourgeonnants 

J’aime plus le soir, j’aime plus les bars, je rentre plus dedans 


J’aime plus Montmartre, j’aime plus les pentes

J’aime plus les flaques et ces lumières cinglantes 

J’aime plus le trottoir peuplé de mendiants clochards 

J’aime plus les gens et plus aimer j’en ai marre


3

J’avale un glaçon d’ennui en regardant la pauvre Eli qui vient de tâcher le canapé en velours beige d’une flaque de vomi, devant laquelle elle dort à présent. La bouteille de Malbec que j’ai payé, seule, se tient devant la petite. Cette boîte de nuit pour riches Argentins me débecte et je n’ai pas l’impression que mon avis soit partagé. Voulant danser quoi qu’il arrive, les amies d’Elizabeth ont consciencieusement posé un verre d’eau sur la table basse histoire de ne pas passer pour des pestes au cas où l’autre se réveillerait de son demi-coma éthylique. Bonnes copines. Je prétexte, avec le sourire, vouloir surveiller le corps pour qu’on me fiche la paix et ainsi méditer dans mon coin. Je trouve la scène en face de moi visuellement intéressante. J’ai terriblement envie de la photographier, mais il me faudrait utiliser le flash de mon téléphone et j’ai secrètement trop envie d’avoir l’air normale en société pour me risquer à ce genre de comportement. Je bois mollement quelques gorgées de mon vin afin qu’on ne devine pas au premier coup d’œil que je rêve de mon lit alors que la nuit bat son plein. Discrètement, je me sers de l’eau des glaçons du sceau de la bouteille. C’est si doux de boire un glaçon quand on est très malheureux mais qu’on fait beaucoup d’efforts pour ne pas l’accepter. Ça me fait penser que "trouble-fête" se traduit par “aguafiestas” en espagnol. Cette culture condamne les individus qui boivent de l’eau dans un contexte festif: ce sont des rabats-joie, pour toujours. Le DJ troque sa soupe techno pour de la cumbia électro. C’est un peu mieux. Bienvenida a la Argentina, me disait l’aéroport quelques semaines plus tôt. Je ne sais même pas exactement où je suis, certainement à Palermo Hollywood, quartier branché dont j’ai entendu parler avant même d’y mettre les pieds. La mode répond à la demande des consommateurs et nous en sommes tous. L’existence de ce lieu répond donc à un désir de l’inconscient collectif porteño de danser avec des inconnus. Idiot. Tout autour de moi semble pété de fric, ou du moins aspire à l’être. Un jour, je découvrirai que personne n’aspire à être riche en Argentine: on l’est ou on ne l’est pas. Ici, on n'échappe pas à sa classe sociale, sauf, peut-être, en couchant avec des vieux. Je pense à la révolution culturelle que je ne suis pas vraiment en train de faire, aux cours d’histoire du lycée que j’aurais aimé avoir mieux écouté, aux animaux qui souffrent et que je pourrais être en train de sauver en ce moment, mais quelque chose fait que, malgré moi, je perds mon temps dans des boîtes de nuit pourries. Je dois certainement être bourrée puisque je me rends compte que je ne ressens toujours rien alors que je suis partie m’installer à des milliers de kilomètres de chez moi. Je suppose que ça s’explique en partie par mon profond et curieux sommeil sur la totalité du vol Paris Buenos Aires. J’éprouve un amour démesuré pour les transitions émotionnelles fortes. Par exemple, je crois qu’il est véritablement libérateur de déménager, partir longtemps en vacances, se faire couper les cheveux lorsque survient un événement traumatisant, type mort de son chien, divorce de ses parents, rupture avec le supposé amour de sa vie. Ne pas ressentir le manque de manière physique pour mieux digérer le drame. Ça tombe bien, je change souvent de maison. Très, très souvent de maison. Ai-je d’ailleurs une maison ? Je pense aussi qu’une bonne nuit de sommeil peut être affreusement nuisible pour l’être humain, contrairement aux idées reçues, à cause des violents cauchemars qui me parasitent l’existence sans que je puisse n'y exercer aucun contrôle. Cet échec d’intégration à la vie nocturne argentine me travaille. Il est évident que je ne suis pas à ma place. Et même si la cousine de la famille riche qui me loge est très gentille de m’avoir sortie avec ses copines alors qu’elle ne me connaît à peine, je ne crois pas que l’on ait suffisamment d’atomes crochus pour pouvoir remettre le couvert samedi soir prochain. J’aime trop dormir et je me fais, de toute façon, profondément chier.